Aller au contenu

Chile con estrellas (5) : Freaks.


Jeff Hawke

Messages recommandés

Posté

Episode précédent : En un ciel ignoré.

 

Des patientes recherches de galaxies délicates, tapies entre oiseaux, poissons et outillage marin aux orgies d'amas ouverts, étincelants dans les voiles, la poupe ou la carène du navire de Jason, il y a là de quoi noircir des pages et des pages de notes dans un cahier à spirale (« à l'encre noire, aux vertus sympathiques... »), puis de saouler ultérieurement plusieurs générations de lecteurs de CROAs.

 

Prudemment, soucieux de ne pas m'aliéner ces lecteurs, j'interromps la narration/énumération plus ou moins chronologique pour braquer le projecteur sur deux objets qui, selon moi, règnent sur la ménagerie australe.

 

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,

Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,

Dans la ménagerie infâme de nos vices,

 

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!

Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes, ni grands cris,

Il ferait volontiers de la terre un débris

Et dans un bâillement avalerait le monde.

 

C'est l'Ennui! - L'oeil chargé d'un pleur involontaire,

Il rêve d'échafauds en fumant son houka.

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère!

 

(Baudelaire, bien sûr ;))

 

 

Nébuleuse dure

 

 

Celle-là figurait déjà dans le tiercé gagnant du séjour en Namibie 2006, la nébuleuse de la Tarentule, de son petit nom NGC2070, au Nord Est de la partie intense du Grand Nuage de Magellan. Inutile de décrire son positionnement précis, on la voit à l'oeil nu, et elle explose aux jumelles.

Il y a tout dans cette nébuleuse, une zone centrale extrêmement brillante, et complexe, ornée d'une dizaine d'étoiles (de Dorado), une zone nébuleuse périphérique qui n'en finit pas, rendant indéterminées les frontières de la bête, un habitat constitué d'un riche champ d'étoiles et de nébulosités. Cet objet est d'une telle complexité et d'une telle puissance que, je l'ai déjà écrit dans d'autres CROAs, il fait presque peur...Comme l'effroi émerveillé que l'on peut ressentir face à un paysage puissant de la nature, un océan grondant sous la tempête, une chaine de sommets de l'Himalaya surgissant au détour d'un sentier de trek. :cool:

 

D'anciens explorateurs du ciel y ont vu une tarentule, des membres de notre groupe ont vu un astronaute prisonnier d'épais et denses barreaux enchevêtrés.

 

A tous les grossissements, la nébuleuse fascine, et il est difficile de parcourir le Nuage sans être comme magnétiquement attiré par sa taille et sa force.

 

Et l'apothéose advient lorsque, audacieusement, je vissais un filtre OIII sur le nagler 7, me donnant un grossissement de 215 fois, soit un champ de 23' pratiquement rempli par l'arachnide (la nébuleuse a une taille d'environ 20')...Là, la force d'impact de la vision dans l'oculaire n'est plus celle seulement d'une nébuleuse brillante, en relief, et tout, et tout...Elle devient littéralement dure. L'oeil palpe la compacité, l'épaisseur de cette matière répandue avec force dans l'espace, comme l'épaisse couleur peut sortir du tube d'un peintre comme Nicolas de Staël.

 

 

Palimpseste

 

Le second « monstre » de cette galerie du cirque de Printemps austral est un objet qu'il ne nous avait pas été donné d'observer amplement lors de la Namibie 2006 (d'où l'intérêt de décaler, d'un séjour à l'autre, les périodes où l'on s'exile avec délice au Sud). Il s'agit de la nébuleuse d'Eta Carinae (NGC3372). Là encore, il est futile de décrire le cheminement pour la trouver, elle resplendit à l'oeil nu quelque part dans Carina, on la voit, on sait que c'est elle, dans cette myriade d'étoiles qui montent dans les secondes parties de nuit.

 

Je me souviens l'avoir vue pour la première fois lors d'un voyage - non astro - au Chili en 2005, j'étais quand même hors de la tente une partie des nuits (avec jumelles 15X70 et lunette Tele Vue 60), et j'avais vu surgir cette tache de lumière sur l'horizon, des visions de la sorte que l'on n'oublie pas...

 

Une étendue brillante et complexe

A un premier niveau, c'est une immense nébuleuse (sur sa plus grande longueur, la taille est de 2 degrés, si j'en crois le Night Sky Observer's Guide), traversée de 3 bandes sombres, comme une trifide géante. Des masses brillantes s'amincissant en volutes encerclant des zones obscures, d'un noir profond. Une vision de ces zones tourmentées magnifiée par le filtre OIII, mais au prix d'une petite perte d'enchantement du fait de l'affaiblissement ou de l'extinction des étoiles qui nichent là, dans les nébulosités.

 

Des béances sombres

A un second niveau, on découvre des petites nébuleuses obscures, soit isolées, soit comme des sous-structures des 3 bandes sombres, qui confèrent un relief surprenant aux zones dans lesquelles elles se situent. La vedette est sans conteste le « trou de serrure », petite bande légèrement incurvée de 7' de long, qui ceinture l'étoile Eta à son Ouest. D'un noir d'encre, elle donne l'impression qu'Eta est juchée sur un monticule blanc, juste au bord d'un gouffre sans fond. C'en est presque vertigineux. :b:

Un sursaut d'agonie dans l'ocre

Continuant le déchiffrage patient du palimpseste, voici maintenant l'ultime niveau, vanille du corps de la nébuleuse, le clou de l'affaire, un rêve d'astram visuel et rêveur : L'étoile Eta Carinae, d'une belle couleur ocre profond. :wub: A partir d'un grossissement de 115 fois (nagler 13), on se frotte les yeux pour être sûr que de ce qu'on voit. Une déformation de l'étoile sur la direction Est-Ouest.

 

Les lobes !...:o

 

Oui, on voit les lobes. A 200 fois, le doute n'est plus permis. Comme deux extensions un peu triangulaires, d'un ocre léger. A 400 fois, l'image est moins belle, mais la taille des lobes est mieux perçue. Aprsè ces observations, à 50 fois (Plössl 32), je discernais maintenant les lobes, tout petits.

 

La meilleure (et fantastique) vision, sera à 200 fois. Le lobe Est est sensiblement plus étendu que le lobe Ouest. J'imagine que c'est une perception due à la position en 3 dimensions du système Eta : Le lobe Est est un peu dirigé vers nous, et le lobe Est correspond à une éjection de matière qui s'éloigne. Très impressionnant de prendre conscience du positionnement de cette étoile agonisante par rapport à notre position d'observateur terrestre et ébahi.

 

En scrutant dans cet ocre léger, je discerne des petites différences d'intensité, et comme une petite ligne sombre qui divise le lobe Est en deux parties à peu près égales. Le lobe Ouest est trop petit et faible pour y voir quelque chose.

 

A 115 fois, l'image est très stable et piquée, et la couleur ocre semble assez soutenue, par comparaison avec les étoiles environnantes.

 

Pour moi, cette observation sera la pointe de la randonnée céleste de ce séjour Chilien. :cool:

 

Penser que j'ai pu observer, en visuel, les éjections de matière d'une étoile semi-explosée au milieu de notre XIXème siècle (vers 1860, je crois), avec cette subtilité de couleur ocre, autour d'une belle étoile juchée sur une nébuleuse au bord d'un gouffre obscur...

 

Fabuleux. :rolleyes:

 

Prochain épisode : L'écume des nuits

Posté
...Oui, on voit les lobes. A 200 fois, le doute n'est plus permis. Comme deux extensions un peu triangulaires, d'un ocre léger. A 400 fois, l'image est moins belle, mais la taille des lobes est mieux perçue. Aprsè ces observations, à 50 fois (Plössl 32), je discernais maintenant les lobes, tout petits. ...

Là, je suis scié !

Je ne savais pas que c'était possible en visuel avec nos instruments.

Et ce doit être quelque chose !!!

 

Merci Jeff, ne laisse pas tomber tes écritures, j'adore m'aliéner là-dedans alors que dehors, implaccablement, le brouillard embrouille tout. ;)

 

Bon ciel métropolitain

@+

Vincent

Posté
...Là, la force d'impact de la vision dans l'oculaire n'est plus celle seulement d'une nébuleuse brillante, en relief, et tout, et tout...Elle devient littéralement dure. L'oeil palpe la compacité, l'épaisseur de cette matière répandue avec force dans l'espace, comme l'épaisse couleur peut sortir du tube d'un peintre comme Nicolas de Staël.

 

un CROA tout simplement superbe!...et j'adore ce passage!!:rolleyes:

arton137.jpg

Posté

Pffiou.... ...."Gros soupir!"divers2304.gif....quel spectacle!:-_-:

 

Déjà, le nom d'Eta Carinae à lui seul, fait rêver...

Posté

Une superbe série de CROAs, Jeff... je vais me les imprimer et les garder au chaud pour mon futur hypothétique voyage dans l'hémisphère Sud. Tiens, une petite question au passage, qui me titille l'esprit: M42, à côté de ces deux géantes, elle tient la route ou ça ne joue pas dans la même cour (au niveau des impressions visuelles)?

Posté
Tiens, une petite question au passage, qui me titille l'esprit: M42, à côté de ces deux géantes, elle tient la route ou ça ne joue pas dans la même cour (au niveau des impressions visuelles)?

 

Oh oui, elle tient bien la route, la M42 ! D'ailleurs, je l'ai observée chaque nuit, elle aussi, à la redécouvrir sans cesse dans ce beau ciel.

 

Disons qu'on la connait mieux, donc et illusoirement (par effet fallacieux de nouveauté), la force d'impact peut sembler moindre comparée à celle que provoque ces objets austraux inhabituels.

 

Le registre esthétique diffère selon ces objets : On pourrait dire que M42 est d'une élégance complexe et profonde, NGC3372 est un objet spectaculaire et fantasque. Quant à la Tarentule, comme je l'ai déjà mentionné, elle me semble plus relever de l'effroi, c'est un objet impressionnant. :cool:

Posté

HAaaaaaaaaaaaaa partir, partir au moins une fois pour voir ça, on peut mourir ensuite :rolleyes:

 

L'objet du ciel le plus complexe que j'ai pu observé jusqu'à présent, c'est les Dentelles, je pense vu la descrition de ta Tarentule, que ça doit être géant à coté :)

 

Merci encore et toujours pour cette évasion au pays où l'on a encore des vraies nuits noires :wub:

Posté
Là, je suis scié !

Je ne savais pas que c'était possible en visuel avec nos instruments.

Et ce doit être quelque chose !!!

 

Eh oui. Je ne le savais pas non plus. Ces lobes étaient évidents dans le 250 strock et dans mon 300. Comme quoi le ciel est un champ infini de découvertes...

 

Du coup, d'ailleurs, Xavier avait pointé Béta Pictoris pour voir si quelque chose était discernable, mais non, nada...

 

Merci Jeff, ne laisse pas tomber tes écritures

Je n'évoquais qu'une interruption, le temps de parler des deux freaks, pas d'un arrêt. ;)
  • 2 semaines plus tard...
Posté

Je suis allé chercher sur la toile des photos pour Eta Carinae, pour me resituer ce qui avait été distingué visuellement. Bien sûr, l'aspect et les détails des portraits de Hubble n'ont rien à voir avec la vision à l'oculaire, mais ce n'est pas inintéressant d'essayer de retrouver sur les photos ce qui a été perçu (j'avoue que je n'avais jamais regardé en détail de photo de l'étoile Eta avant ce voyage et cette observation, n'imagiant pas ce qu'il y avait à voir).

 

D'abord, l'ensemble du complexe nébuleux : Eta_Carinae_Nebula_Hubble.jpg

La forme du trou de serrure se reconnait bien, par contre, en visuel, c'est tout noir...

 

Et Eta Carinae ...:b:eta-carinae.jpg

 

Donc on voit bien effectivement que le lobe Est est dirigé vers nous, et qu'on le voit plus grand et plus soutenu en visuel. Et à mon avis, la ligne noire que j'ai vue sur ce lobe est la bande noire que l'on voit partir du centre, un peu décalée vers le bas, sur le fond de lobe un peu plus blanc (ces zones blanches sont sans doute les seules parties des 2 lobes, visibles à l'oculaire).

Archivé

Ce sujet est désormais archivé et ne peut plus recevoir de nouvelles réponses.

  • En ligne récemment   0 membre est en ligne

    • Aucun utilisateur enregistré regarde cette page.
×
×
  • Créer...

Information importante

Nous avons placé des cookies sur votre appareil pour aider à améliorer ce site. Vous pouvez choisir d’ajuster vos paramètres de cookie, sinon nous supposerons que vous êtes d’accord pour continuer.