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Physique atomique et connaissance humaine (Niels Bohr)


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Présentation générale de l'ouvrage

Ce Folio (Essais) présente des articles de Bohr, écrits entre 1933 et 1958, dans une traduction de Edmond Bauer et Roland Omnès, revue par Catherine Chevalley, qui fait précéder ces textes d'une copieuse (et passionnante) introduction, selon son habitude (comme dans les 2 bouquins d'Heisenberg, "La nature dans la physique contemporaine" et "Philosophie, le manuscrit de 1942", dont j'ai parlé précédemment ). Elle a également adjoint aux textes un glossaire des termes et concepts utilisés par Bohr dans ses écrits, ainsi qu'une bibliographie à peu près exhaustive.

 

Donc, sous un format compact et un prix modique, un ouvrage de référence, et dont la lecture est d'un intérêt certain. :)

L'avertissement précise que ce recueil, publié en 1958 simultanément en anglais et en allemand, et comprenant sept articles, s'échelonnant de 1933 à 1958, fait suite à un premier recueil, paru en 1930, « la théorie quantique et la description des phénomènes. »

 

Un troisième recueil de 6 articles est paru en 63, « Essays 58-62 on atomic physics and human knowledge. »

Ces 3 recueils (dont un seul est disponible en français, aujourd'hui :confused:) représentent, mais sans les épuiser, les conceptions philosophiques et épistémologiques de Bohr.

Une longue introduction (pp 19 - 147) de Catherine Chevalley, "le dessin et la couleur", donne une vue générale de l'oeuvre de Bohr, en l'abordant selon trois thèmes :

 

 

  1. le style (p 21) de Bohr, réputé difficile, mais qui est en fait d'une très grande rigueur, pour cerner avec précision la complexité et l'apparente contradiction des concepts de la réalité quantique,
  2. la physique (p 35), qui traite essentiellement du concept fondamental de complémentarité,
  3. et la philosophie (p 80), qui aborde les questions d'interprétation philosophique de ce fameux concept de complémentarité.

 

Suivent ensuite les articles de Bohr

 

1. Lumière et vie.

2. Biologie et physique atomique

3. Philosophie naturelle et cultures humaines.

4. Discussion avec Einstein sur des problèmes épistémologiques de la physique atomique.

5. Unité de la connaissance.

6. Atomes et connaissance.

7. La physique et le problème de la vie.

 

Et enfin, le Glossaire (pp 345 – 567), comprend les entrées suivantes :

 

Ambiguïté, Analogie, Analyse et synthèse, Atomicité, Cadre conceptuel, Causalité, Complémentarité, Continuité, Correspondance, Epistémologie, Mysticisme, Nature, Phénomène, Quantum d'action, Quanta de lumière, Symbole.

 

Pour chaque entrée, une partie X présente le sens général du terme dans l’oeuvre de Bohr, une partie XX donne le classement des principales occurrences dans le recueil, et une partie XXX propose une discussion un peu approfondie sur sa signification.

«Nous ne pouvons pas nous passer de nos formes habituelles d'intuition, qui constituent le cadre de toute notre expérience et qui colorent tout notre langage.» N. Bohr, 1933, cité au début de l'introduction.

Invité shf
Posté (modifié)

Boutade de Niels Bohr : « celui qui n’est pas horrifié par la mécanique quantique lorsqu’il la découvre ne l’a certainement pas comprise. »

Modifié par shf
Posté

I Le style (pp 21 -35)

 

« Le style de Bohr est d’une légendaire difficulté », « On sait depuis longtemps que lire Bohr est une expérience déconcertante. », « les textes de Bohr doivent être lus et relus avec la plus extrême attention si l’on veut bien les comprendre. » (Oskar Klein)

 

C’est clair, on a compris, Catherine Chevalley et d’autres commentateurs de Bohr insistent, le lire n’est pas anodin. :cool:

 

Dès l’avertissement à la présente édition, Catherine Chevalley résume ainsi son argument, développé dans la première partie de l’introduction, sur les techniques de la composition littéraire des textes :

  • Multiplication des points de vue,
  • Précision des mots,
  • Insistance sur les contradictions apparentes,

comme mise en oeuvre de la méthode de Bohr en physique :

  • Examiner toutes les hypothèses possibles
  • Déterminer strictement les domaines de validité des concepts
  • Aggraver délibérément les difficultés.

On le voit par exemple avec l’élaboration du concept de correspondance (le « principe de correspondance » n’apparait dans les écrits de Bohr qu’à partir de 1920, mais cette idée de correspondance germe dès 1913, l’année de l’atome d’hydrogène), qui va peu à peu conduire à celui de complémentarité (1927), comme une façon de resserrer progressivement l’étau conceptuel.

 

Comme je l’ai mentionné, l’introduction est longue, ambitieuse, car elle vise à présenter l’ensemble de l’œuvre philosophique de Bohr, qui persiste à rester assez peu connue. Pour Catherine Chevalley, la raison de cette relative méconnaissance résiderait en sa nouveauté radicale et à l’approche déconcertante de ces nouveaux concepts.

 

Un style donc, réputé difficile, mais qui justement vise à donner accès à la compréhension, en ne la masquant pas sous une simplicité trompeuse.

 

La dualité onde-particule, par exemple, est une fausse simplicité, alors que la complémentarité est le concept délicat, complexe, mais qui révèle la richesse de la réalité quantique, non objectivable à la façon de la réalité classique.

 

Un but explicitement précisé par Bohr était "d’éviter le mysticisme au moyen du langage."

 

Une des apparentes difficultés de l’écriture de Bohr est son absence de linéarité. Le texte est comme « enroulé sur lui-même », pour explorer toutes les voies, et avec différents points de vue. On retrouve cette structure « littéraire » dans le manuscrit de 1942 d’Heisenberg, mais aussi dans cette introduction de Catherine Chevalley, qui parcourt les mêmes cheminements successivement sous l’éclairage stylistique, physique et philosophique (d’où une certaine difficulté pour moi à en rendre compte brièvement, et …linéairement :be:).

 

Analyse des concepts et critique logique.

 

On a l'exemple de la percée « miraculeuse » (selon le mot d’Einstein) avec le modèle de l’atome d’hydrogène en 1913, obtenue par juxtaposition de concepts étrangers les uns aux autres (atome planétaire de Rutherford, quanta de lumière d’Einstein, quantum d’action de Planck, et données spectroscopiques), et qui aboutit au nouveau concept d’état stationnaire sans rayonnement. Cheminement dans lequel une analyse minutieuse des domaines de validité des concepts est cruciale.

 

L’aspect le plus spectaculaire du style, aggraver les contradictions.

 

Cette aggravation stratégique des contradictions, c’est par exemple avec la théorie du rayonnement BKS, « le putsch de Copenhague » selon Pauli, en 1924, où pour sauver les représentations spatio-temporelles, les auteurs n’ont pas hésité à sacrifier la conservation de l’énergie - p 33. Ce qui fut, avec l’échec de cette théorie, un épisode essentiel de la genèse de la mécanique matricielle.

 

Cette méthode, "Bohrienne", s’est construite pendant la période complexe de formation de la Mécanique Quantique, dans l’incertitude et les tâtonnements. Une période de rupture douloureuse avec la physique classique.

 

Il fallait « trouver les mots. » ;)

 

« Bohr considérait clairement l’analyse des concepts et le travail de l’écriture comme la quintessence de l’activité scientifique, et de ce point de vue son style est aussi bien adapté aux critères actuels des revues de physique théorique que le Huron de Voltaire l’était aux salons de Paris. » p 22

Posté

II Physique (pp 35 – 80).

 

Cette partie II de l’introduction retrace la genèse du concept clé de l’interprétation de Copenhague, la complémentarité. Un cheminement selon la méthode Bohrienne déjà évoquée, toute d’obstination conceptuelle et d’investigation quasiment littéraire. 45 pages, pour exposer les grandes lignes de 15 ans d’une aventure scientifique et philosophique étonnante.

 

De 1913, l’atome de Bohr, avec les fameux états stationnaires sans rayonnement, jusqu’à la tentative de sauver la notion de trajectoire (« les représentations spatio-temporelles ») d’une particule, avec la théorie des oscillateurs virtuels de 1924 (théorie BKS, Bohr – Kramers – Slater) dont l’échec permet enfin d’avancer d’un énorme pas en renonçant à ces descriptions spatio-temporelles, avec en 1925 la mécanique matricielle d’Heisenberg, développée par Born et Jordan, puis les relations d’indétermination du même Heisenberg (1927)

 

Correspondance

 

De 1913 à 1927, Catherine Chevalley décrit la démarche de Bohr, qui veut coller le plus possible à la physique classique tandis la réalité quantique est peu à peu mise au jour. « Bohr trouve un premier mot pour exprimer le rapport entre la théorie quantique et la physique classique : Celui de correspondance ». Qui va devenir le principe de correspondance en 1920.

 

Il est tout à fait intéressant de voir comment ceux qui travaillent alors à élaborer cette nouvelle physique s'appuient sur un concept, puis un principe tous deux délibérément vagues. Une stratégie pour maintenir coûte que coûte suffisamment de validités aux concepts classiques pour appréhender et rendre compte des résultats d'expériences « quantiques » qui s'accumulent, durant cette période.

 

Le long développement (pp 39 - 58) que Catherine Chevalley consacre à ce principe de correspondance est révélateur de la méthode de Bohr pour avancer en Terra Incognita. Il va s’accrocher mordicus à ce principe, pour en extraire le maximum, jusqu’à ce qu’il ne soit plus tenable (« aggraver les contradictions »), pour alors faire un pas en avant dans la saisie conceptuelle du monde quantique.

 

Complémentarité

 

C'est en 1927 (conférence de Côme et conférence Solvay, Bruxelles) donc qu'apparait le mot et le concept de complémentarité, qui va constituer, avec les relations d'indétermination d'Heisenberg, la mécanique quantique, dans la forme qui a été nommée plus tard Interprétation de Copenhague).

 

Je fais bref, mais là-encore, Catherine Chevalley consacre un paquet de pages à cette aventure, qui voit apparaître la mécanique ondulatoire de Schrödinger, l'affrontement du continu et du discontinu dans deux formalismes qui se révèlent mathématiquement équivalents (mais non point conceptuellement, oh non !).

 

Il apparaît par contre clairement que cette confrontation de Bohr avec les conceptions de Schrödinger, qui cherche à maintenir une image classique du monde quantique, va être décisive pour lui faire effectuer son virage « linguistique », et abandonner l'idée de correspondance pour celle de complémentarité.

 

Les phénomènes de la réalité quantique se présentent à nous sous différentes formes, mutuellement exclusives. Une formulation anodine pour un bouleversement épistémologique et philosophique sans précédent. :o

Posté

III Philosophie (pp 80 - 104)

 

 

La troisième de dernière partie de l'introduction, qui est une nouvelle spire du texte enroulé de Catherine Chevalley, explore les implications philosophiques de la notion de complémentarité, dont Bohr ne cesse de se préoccuper après 1927.

 

La question centrale peut s'énoncer ainsi : "Comment parler d’une Nature « dont nous faisons partie nous-mêmes », alors que le langage est imprégné d'une conception de l'objectivation qui postule l'indépendance de la réalité physique ? » (p 81) :b:

 

Pour y parvenir, il faut démembrer le langage, le désarticuler, et la complémentarité en est le moyen, qui fournit une règle pour l'emploi des concepts classiques dont l'usage simultané crée des contradictions. Ainsi, dans les sciences s'impose aussi la nécessité de retrouver « l’art du discours. »

 

Absence de concepts quantiques et problème de l’objet

 

Il n’y a pas de concepts quantiques. C’est le nœud de l’affaire. Nous devons travailler avec notre conception classique pour décrire le quantique.

 

C'est cette absence de concepts quantiques, à cause de nos formes d’intuition, et donc de possibilité simple de parler d'objet quantique, qui conduit Bohr à redéfinir, dans un premier temps le concept de phénomène, une "totalité" d'"effets observés sous des conditions expérimentales données."

 

Le phénomène quantique est le lieu, une "totalité", où la réalité quantique nous apparait et peut être décrite avec nos formes d’intuition. Pour traquer l’objet, il faut plusieurs phénomènes, et réunir ainsi un ensemble de preuves…

 

Du phénomène, il n’est pas immédiat de revenir au concept d’objet, car la physique quantique ne fournit qu’une collection de phénomènes uniques…

 

De sorte qu’il faut constituer l’objet par un « ensemble de preuves ». Pour Bohr, l'usage du formalisme ne suffit pas, car ce n'est qu'un ensemble de signes pour gérer cette accumulation de preuves. C'est donc bien le langage naturel, et cette fameuse complémentarité, qui vont permettre de multiplier les points de vue en une exploration systématique des diverses manifestations de « l'objet » quantique, et ainsi le constituer, littéralement.

 

 

Rupture avec la philosophie naturelle classique

 

Ce mot de rupture qualifie la situation créée par la nouvelle physique, situation à laquelle on peut répondre par 4 attitudes :

 

 

  1. L'instrumentalisme.
  2. Le platonisme mathématique.
  3. La logique quantique proposée par Von Neumann.
  4. La proposition de Bohr : Maintenir l’objet en « clair obscur », avec plusieurs points de vue, des analogies, des métaphores, de façon à pouvoir appliquer des prédicats contradictoires tout en maintenant un discours cohérent.

Il y a notamment un rejet de l'expression « perturber les phénomènes par l'observation », car celle-ci suppose que le phénomène existe avant d'être soumis à la mesure, alors que c'est précisément dans la mesure que le phénomène commence d'exister.

 

Dans l'ensemble des écrits de Bohr, les allusions fréquentes à la poésie, la psychologie, la conversation, les jeux des enfants…fournissent des clés à la compréhension de ce qu’est la complémentarité. :cool:

 

Catherine Chevalley s'attarde sur les aspects linguistiques, examinant l'influence sur Bohr des thèses de Wilhelm von Humboldt (1767 - 1835), linguiste et philosophe allemand, qui considérait le langage comme une activité constitutive de l'objectivité, selon 3 modes fondamentaux de la désignation : Le mode figuratif, le mode analogique, et le mode symbolique.

 

Chaque mot, chaque terme d 'un langage contient une vue sur le monde, et détermine une façon d'accorder l'objectif au subjectif, ce que Humboldt appelait « la couleur des mots ». c'est cette approche que Bohr adopte, pour accorder l'objectivité des concepts classiques au caractère d'unicité et de totalité des processus quantiques. Ce que fait naturellement, et spontanément, tout locuteur de sa langue maternelle, quand il saisit et construit la réalité dans laquelle il existe, comme sujet..

 

Dans cette relation établie entre la complémentarité et la formation des concepts humains, on n'a pas affaire à l’extension des concepts de la physique aux autres domaines (notamment aux « sciences humaines »), mais plutôt à l’inverse. La quantique redécouvre ce qu’on savait en psychologie, philosophie, …sur le rôle du sujet dans l’objectivation.

 

C’est l’exact contraire du réductionnisme. :refl:

 

Au passage, Bohr anéantit le « dualisme », dont celui « qui a vraiment compris la théorie quantique n'aura même plus l'idée de parler ». La théorie est une description unifiée des phénomènes, et ne présente des aspects divers que lorsqu’elle est traduite en langage naturel en vue de son application aux expériences.

 

Il importe seulement d 'abandonner la naïveté qui consiste à extrapoler une ontologie à partir des significations du langage ordinaire. (p 99)

 

Tout le travail de Bohr sur le langage est un moyen pour modifier « les structures internes de pensée, modification qui est la condition d'une compréhension de la théorie quantique ».

 

Pour résumer très sommairement l'épistémologie de Bohr, l'harmonie, le lieu sans contradictions où les concepts humains ne sont pas, existe vraiment (il n'est pas inutile de rappeler ici que Bohr s'est donné pour objectif "d’éviter le mysticisme au moyen du langage."), même si notre entendement, fini, nous en interdit l'accès avec nos forme d'intuition. Mais l'entendement humain est doté de possibilités infinies de création et d'assemblages nouveaux de signes, qui se manifestent dans l'infinie diversité des usages des langages naturels, et, bien sûr, dans les mathématiques.

 

La physique ainsi progresse, dans ce va et vient des phénomènes qu'elle contribue à constituer, et des représentations qu'elle élabore. Et cette activité scientifique n'est plus le simple compte-rendu d'un monde « extérieur », le projet galiléen, mais une oeuvre. :cool:

Posté

Les trois premiers textes du recueil abordent la façon dont les avancées en physique, et notamment le concept de complémentarité, pourraient être utilisés pour éclairer la façon dont nos connaissances progressent dans d'autres domaines. Dans « Lumière et vie » et dans « Biologie et physique atomique », le parallèle s'établit avec le phénomène de la vie, et avec des incursions dans le domaine des phénomènes psychologiques. Tandis que dans « Philosophie naturelle et cultures humaines », ce sont les champs sociologiques et anthropologiques qui sont abordés à l'éclairage épistémologique de la complémentarité.

 

 

Lumière et vie (pp 149 – 163)

 

Dans cet article de Nature de 1933, reprenant le texte d'une conférence donnée en 1932 au congrès international de photothérapie à Copenhague (donc à des non-physiciens), Bohr se propose d'examiner « les résultats obtenus dans le domaine restreint de la physique sur la manière dont nous concevons la position des organismes vivants dans le cadre général des sciences de la nature ».

 

Le point de départ est bien entendu la lumière, et le cheminement autour de ce qui a pu sembler être sa double nature, corpusculaire et ondulatoire, avec le quantum d'action, et comment on a pu établir que la mise en évidence de limites à nos concepts usuels nous permet en fait d'élargir et approfondir notre compréhension des choses, et notamment de relier entre eux des phénomènes qui peuvent sembler contradictoires.

 

Il aborde alors la question de la vie, en écartant les approches vitalistes et mécaniques (« l'impossibilité d'une analyse de la stabilité des atomes en termes mécaniques présente une analogie étroite avec l'impossibilité d'une explication physique ou chimique des fonctions vitales caractéristiques »), et suggère que l'existence même de la vie doit être considérée comme un fait élémentaire, qui ne peut être fondé sur aucun autre, par analogie avec le quantum d'action, l'élément « irrationnel » de la physique quantique, non réductible à la mécanique.

 

L'analogie est ensuite étendue à la psychologie, où la complémentarité se manifeste par l'impossibilité d'examiner consciemment des contenus de conscience sans les altérer.

 

Avec en particulier cette proposition, qui peut paraître surprenante dans une démarche scientifique, mais qui en fait révèle une profondeur et une grande finesse d'analyse, de quelqu'un qui cherche à tirer tous les enseignements des récents progrès en physique :

 

« Toute analyse du concept même d'explication devrait commencer et se terminer en renonçant à expliquer notre propre activité consciente. »

 

 

Biologie et physique atomique (pp 165 – 179)

 

Il s'agit du texte d'une conférence donnée au Congrès Galvani, à Bologne en 1937.

 

L'oeuvre de Galvani, à la double descendance physique et biologique, sert de point de départ pour un examen des attitudes scientifiques sur les relations entre physique et biologie.

 

L'essentiel du texte de Bohr a pour objet de mettre en évidence les difficultés conceptuelles qu'ont rencontrées et résolues les physiciens depuis Galilée jusqu'à la théorie quantique en passant par l'électromagnétisme, Planck et Einstein, et d'examiner comment cet acquis pourrait aider à surmonter des difficultés conceptuelles dans d'autres domaines de recherches humaines.

 

D'une brève, mais pénétrante considération sur les questions des conditions d'observations en physique et en biologie, Bohr suggère qu'on « devrait considérer l'existence de la vie elle-même, en ce qui concerne sa définition aussi bien que son observation, comme un postulat fondamental de la biologie, que nous ne pouvons analyser davantage, de même que l'existence du quantum d'action, et l'atomicité ultime de la matière, forment le fondement élémentaire de la physique atomique. » (p 178).

 

Un point de vue également éloigné des doctrines mécanistes, qui voient les organismes vivants comme des machines, et des doctrines vitalistes, qui font appel à d'hypothétiques lois biologiques incompatibles avec les lois de la physique et de la chimie.

 

La fin de l'article évoque alors la psychologie, où la question de l'observation a été posée et examinée bien avant que celle-ci ne se pose en physique. La complémentarité est évoquée dans son application à des concepts comme « pensées » et « sentiments », manifestations mutuellement exclusives de phénomènes psychiques.

 

Philosophie naturelle et cultures humaines (pp 181 – 194)

 

Conférence donnée au congrès international des sciences anthropologiques et ethnologique, Copenhague 1938, texte paru dans Nature en 1939.

 

Une entrée en matière modeste et mesurée, comme pour les autres textes, de Bohr qui s'adresse à des non-physiciens, mais spécialistes mondiaux de leur domaine, lui qui n'est "que" physicien : ;)

 

« Il peut être intéressant d'attirer en peu de mots votre attention sur l'aspect épistémologique des derniers développements de la philosophie naturelle et sur leurs conséquences pour les problèmes humains généraux. »

 

Ici à nouveau, retraçant l'histoire mouvementée de la physique des dernières décennies, Bohr montre comment la renonciation à une description causale des phénomènes atomiques n'est pas un recul, mais bien au contraire un pas en avant dans la connaissance.

 

« Fort éloigné de tout mysticisme totalement étranger à l'esprit de la science, le point de vue de la complémentarité doit être considéré comme une généralisation logique de l'idéal de causalité. » (p 187). :refl:

 

L'analogie avec la psychologie est un peu plus détaillée que dans les deux textes précédents.

 

Puis, serrant de plus près sont sujet, il aborde la comparaison entre cultures humaines différentes.

 

Il y a le caractère de complémentarité entre "instinct" et "raison". Puis les considérations sur les aspects héréditaires et sur l'acquis culturel, et comment peut se définir l'humain dans cette complexité dialectique. Une leçon importante de la physique, est que « c'est souvent en un choix correct des définitions que se trouve le germe d'un développement fécond. » (p 191).

 

Bohr propose ensuite le terme (et, ipso facto, le concept) de complémentarité pour caractériser les cultures humaines les unes par rapport aux autres. Afin de les mieux saisir dans leur originalité propre, en dominant le problème qui résulte du fait que toute observation d'une culture se fait à partir d'une autre culture. :cool:

Posté (modifié)

Juste pour dire que je trouve ce sujet passionnant ! Je ne savais pas trop quoi dire, vu que ce n'est pas le type de sujet qui appelle des réactions, mais je voulais le dire...

 

Cela dit, il y a un truc bizarre, comme un test pour voir si on a suivi :

 

[bohr] suggère que l'existence même de la vie doit être considérée comme un fait élémentaire, qui ne peut être fondé sur aucun autre, par analogie avec le quantum d'action, l'élément « irrationnel » de la physique quantique, non réductible à la mécanique.

Cette idée est reprise presque telle quelle au paragraphe suivant. Apparemment ce n'est pas une erreur de copier-coller puisque ce n'est plus dit de la même façon...

Modifié par 'Bruno
Posté
Juste pour dire que je trouve ce sujet passionnant ! Je ne savais pas trop quoi dire' date=' vu que ce n'est pas le type de sujet qui appelle des réactions[/quote']

 

C'est également à peu près mon opinion, sauf que j'évite de commenter car, sans prétendre que mon point de vue est le bon, je suis assez éloigné de ce type de pensée mais je n'ai pas l'énergie de discuter l'ensemble de la pensée de Bohr, aussi je me tiens coi.

Mais ça reste très intéressant.

Posté

:) Bruno et Snark, merci pour vos remarques, c'est vrai qu'on a toujours un doute lorsqu'on poste un peu longuement dans le silence, difficile de mesurer si c'est une absence d'intérêt, ou un propos incompréhensible, ou déplacé dans un forum astro... :refl:

 

 

Cela dit' date=' il y a un truc bizarre, comme un test pour voir si on a suivi [/quote'] Non, ce n'était pas un test... Je me rends compte, à la lecture de ta remarque, que Bohr a repris des propos très similaires (*) entre les deux papiers (séparés de quelques années), propos que j'avais paraphrasés dans ma présentation du premier texte, et cités tels quels dans la seconde. A la mise bout à bout, j'ai laissé passer...

 

mais je n'ai pas l'énergie de discuter l'ensemble de la pensée de Bohr, aussi je me tiens coi.
Oh mais je vois plutôt les écrits "philosophiques" de Bohr comme des ouvertures, des questionnements, et non un ensemble complet, ni un système. :cool:

 

Et on peut discuter de ce que nous, on pense de ça, l'énergie nécessaire en serait sans doute plus modeste... :be:

 

 

 

(*) Il semble qu'il était coutumier du fait, reprenant et corrigeant sans cesse ses papiers et textes de conférences, revenant sur les mêmes idées et concepts en les approfondissant, modifiant les points de vue... Il y a des anecdoctes, avec Pauli notamment, sur ce sujet...

Posté (modifié)

Discussion avec Einstein sur des problèmes épistémologiques de la physique atomique (pp 193 – 248)

 

In Albert Einstein Philosopher-Scientist, P.A. Schilpp 1949.

 

Suivant l'ordre chronologique adopté par Bohr pour le recueil, nous trouvons maintenant un texte qui diffère sensiblement des trois précédents, et des trois suivants, d'une part par sa longueur, une cinquantaine de pages à comparer à la quinzaine de pages pour chacun des autres textes (et 25 pages pour le cinquième texte, "Unité de la connaissance"), d'autre part par un contenu plus technique et moins philosophique, et selon un développement historique.

 

Ce texte fait partie d'un recueil de diverses contributions de "savants", édité en 1949, pour rendre honneur aux travaux d'Einstein.

 

C'est à mon sens une lecture indispensable, si on veut avoir une bonne idée du contenu physique, épistémologique et philosophique de fameux débat Bohr-Einstein, des circonstances et du contexte de la discussion, alors qu'émergeait une physique nouvelle. Ces seules 56 pages suffisent à donner sa valeur d'intérêt au Folio. :cool:

 

Le récit, qui couvre la période qui part de la découverte fondatrice de Planck en 1900 jusqu'à la fin des années 30, montre clairement à quel point Einstein fut constamment une source d’inspiration et un stimulant pour Bohr.

 

En quelques pages (193-202), de Boltzman à Planck, des quanta de lumière à l'atome de Rutherford, puis de celui de Bohr à l'article d'Einstein de 1917 sur l'équilibre radiatif, la première phase de la construction nouvelle est racontée, avec clarté et élégance. La première rencontre de Bohr avec Einstein a lieu à Berlin en 1920. « Ces discussions auxquelles mes pensées sont souvent revenues, ajoutèrent à toute mon admiration pour Einstein l'impression profonde de son absence totale d'idées préconçues. » Ouverture d'esprit et humour, mais aussi une grande hésitation à abandonner l'idéal de causalité et de continuité, selon les termes de Bohr...

 

Les quelques pages (202 – 206) qui suivent décrivent la seconde phase de l'élaboration quantique qui va aboutir à la conférence « fondatrice » de Côme de 1927.

 

Einstein était absent à Côme en 1927 (là où apparait pour la première fois l’interprétation de Copenhague, avec le texte de Bohr « The quantum postulate and the recent develoment of atomic theory »). Mais les "ardentes discussions" auront lieu à Bruxelles, la même année, à la conférence Solvay.

 

A partir de là, Bohr décrit en détail les expériences de pensée à base de photons passant dans des appareillages percés et munis de trappes, qui diffractent et qui interfèrent, alors que les protagonistes calculent et manipulent les bilans d'énergie et d'impulsion, pour essayer de comprendre ce qui se passe. :refl:

 

A la conférence de Solvay 1930, où les discussions « prirent un tour dramatique », toujours selon Bohr, les équipements de pensées se perfectionnent, avec la boite à photon(s) et le dispositif pour peser tout ça, tandis qu'une pendule incluse dans la boite permet les mesures qui permettent de prendre en compte les aspects relativistes (un dessin de ce dispositif de BD Jules Vernesque figure en page 229).

 

Les choses commencent à se gâter en Europe au début des années 30, et Einstein n'assiste pas au congrès Solvay de 1933, consacré aux problèmes de la structure et des propriétés des noyaux atomiques.

 

En 1935, il y a le coup de tonnerre du paradoxe EPR, la publication de l'article d'Einstein, Podolsky et Rosen « la description de la réalité physique par la mécanique quantique peut-elle être considérée comme complète? », article qui provoque un retentissement public sur ce débat jusqu'ici cantonné aux discussions des spécialistes.

 

(Dans le fil "le théorème de Bell", j'ai donné quelques éléments d'information sur ce paradoxe, qui a aboutit au théorème de Bell et a permis d'établir expérimentalement la non-localité des phénomènes quantiques).

 

Bohr consacre quelques pages, toujours d'une grande clarté, à détailler les arguments et contre arguments, ce qui lui permet de préciser son point de vue sur les notions de phénomènes, d'observation, et d'affiner le concept de complémentarité.

 

Un article d’Einstein ("Physique et réalité") paru dans le Journal of the Franklin Institute en 1936, révèle son malaise face à l'évolution du débat « Cette croyance est logiquement possible (il s'agit de l'exhaustivité de la description quantique de la réalité) sans contradiction, mais elle est si contraire à mon instinct scientifique que je ne puis abandonner la recherche d'un système plus complet de concepts. »

 

Les rencontres et discussions continuent, au long des congrès de la fin des années 30. Solvay 36 ou Bohr réplique aux remarques (de « bien des gens ») sur le mysticisme sous-jacent que pourrait impliquer sa position. En 38 à Varsovie où Bohr salue les immenses progrès qu'ont permis notamment « la géniale théorie quantique de l’électron de Dirac », démontrant la fécondité du mode de description quantique.

 

Des rencontres que Bohr continue d'avoir avec Einstein après la guerre, il constate les désaccords persistants, tout en mentionnant à quel point ces rencontres lui sont bénéfiques dans la poursuite de ses travaux. L'article se conclut sur quelques considérations épistémologiques, notamment sur les conditions d'usage du langage (probablement, à mon avis, un des points critiques de l'incompréhension centrale d'Einstein pour les conceptions de Bohr), et par un hommage appuyé à Einstein, un lumineux exemple de l’équilibre sérieux/humour nécessaire à l'exploration pas à pas d'un nouveau domaine, lorsque l'ordre remplace peu à peu le chaos.

Modifié par Jeff Hawke
Posté
A la conférence de Solvay 1930, où les discussions « prirent un tour dramatique », toujours selon Bohr

La citation de Bohr provient-elle d'un texte en anglais ? Je me méfie du mot « dramatique » car parfois c'est une mauvaise traduction du « dramatic » anglais qui veut dire en général « remarquable » (ou parfois « spectaculaire »).

Posté
La citation de Bohr provient-elle d'un texte en anglais ?

 

Oui' date=' tu as sans doute raison, il faut prendre le terme dramatique plus au sens théâtral...

 

Le texte original est en anglais (Bohr écrivait en anglais et en allemand. Des commentateurs disent, au sujet de ses écrits en anglais, que la structure du raisonnement était quand même allemande, ceci peut-être pour expliquer une relative obscurité...D'autant plus que sa langue natale était le danois :cool:).

 

J'ai retrouvé sur la toile l'extrait :

 

At the next meeting with Einstein at the Solvay Conference in 1930, our discussions took quite a dramatic turn. As an objection to the view that a control of the interchange of momentum and energy between the objects and the measuring instruments was excluded if these instruments should serve their purpose of defining the space-time frame of the phenomena Einstein brought forward the argument that such control should be possible when the exigencies of relativity theory were taken into consideration. In particular, the general relationship between energy and mass, expressed in Einstein's famous formula

E = mc2, (5)

 

should allow, by means of simple weighing, to measure the total energy of any system and, thus, in principle to control the energy transferred to it when it interacts with an atomic object.

Posté (modifié)

Les deux textes suivants, assez similaires dans leur structure d'exposition, abordent la question de la connaissance, en la déployant à partir de l'expérience acquise dans le domaine restreint de la physique jusqu'aux domaines humains et culturels, selon le même fil directeur épistémologique de Bohr, constamment réexposé, reprécisé, approfondi selon de nouveaux exemples ou éclairages..

 

 

Unité de la connaissance (pp 249 – 273)

 

1955, The unity of knowledge. Actes de la conférence pour le bicentenaire de Columbia University, New York 1954.

 

Ici encore, la proposition de Bohr dans cette conférence consacrée à la connaissance humaine, est d'approcher la question de l'unité de la connaissance en retraçant l'histoire de la physique, qui a abouti à poser la question cruciale de la communication et du langage, à s'interroger sur comment décrire objectivement des événements qui sont en dehors du champ usuel de la vie quotidienne.

 

La notion de cadre conceptuel est introduite, et définie avec une « précision » tout Bohrienne. « Par cadre conceptuel, nous entendons simplement la représentation logique non ambiguë de relations entre des faits d'expérience. » Cette notion de cadre conceptuel (qui fait l'objet d'une entrée dans le glossaire, comme complémentarité, correspondance) est majeure dans la pensée épistémologique de Bohr.

 

Le cheminement habituel depuis Galilée, les « sciences exactes », jusqu'aux développements quantiques, est cette fois parcouru avec cette lecture conceptuelle, les événements comme la redéfinition de la notion de phénomène, l'apparition du formalisme quantique, etc... étant conçus comme une modification et un élargissement du cadre conceptuel, nécessaire pour établir un niveau de connaissance compatible avec de nouvelles expériences.

 

Concernant le cadre conceptuel de la physique classique, Bohr rappelle « que la mécanique classique renonce déjà à donner une cause au mouvement uniforme. » (ce qui n'est pas sans rappeler un fil de discussion d'il y a quelques semaines sur le pendule de Foucault et l'origine de l'inertie ;)) Une analogie que je trouve intéressante pour mieux se représenter ce qu'est le « postulat » du quantum d'action dans le cadre conceptuel quantique, et donner une indication de ce que Bohr entend par le postulat de la vie en biologie, ainsi que le « donné » de la conscience.

 

Passant aux organismes vivants, puis à la psychologie, où les phénomènes de complémentarité sont à nouveau évoqués (cette fois avec l'exemple du caractère mutuellement exclusif entre « les situations où nous pesons les motifs de nos actions et celles où nous ressentons un sentiment de volonté. »), Bohr propose une autre analogie éclairante en parlant de l'impression résiduelle que laisse dans notre organisme une action consciente, comme seule façon de prendre connaissance des faits psychiques. Ce qui évoque bien sûr la situation des phénomènes atomiques qui laissent des traces dans le monde « classique » (qui fait que l'on peut en parler).

 

Cette façon de considérer la conscience illustre bien, a contrario, ce qui me semble être une étourderie méthodologique des neurosciences (profondément imprégnées de mécanisme, il semblerait), qui cherchent la conscience dans l'activité électrique du cerveau, confondant ainsi le phénomène et sa trace. :refl:

 

Il y a ensuite quelques pages traitant de la question de l'existence d'une vérité poétique, spirituelle, culturelle, distincte de la vérité scientifique. On retrouve des éléments conceptuels qui ont été plus amplement développés par Heisenberg dans son manuscrit de 1942. Bohr développe moins qu'Heisenberg, mais est plus clair (et plus léger dans son style) sur les bases de son approche, montrant clairement le cheminement à partir de la physique quantique.

 

L'article se termine par un court développement, avec notamment la notion de complémentarité, sur les cultures.

 

 

Atomes et connaissance (pp 275 – 292)

 

Atoms and human knowledge, Daedalus 87 (1958). Conférence donnée en 1955 à l'Académie Royale des Sciences du Danemark.

 

L'attaque de cette conférence est le constat d'accroissement sans précédent, durant ce siècle, de notre connaissance et de notre puissance, qui est inséparable de l'accroissement de notre responsabilité.

 

Le fil directeur du texte, c'est l'apport de la science atomique pour aborder et éclairer les problèmes essentiels de la connaissance, ce que Bohr nomme sa leçon d'épistémologie. :cool:

 

L'irruption quantique est décrite comme « la découverte dans les phénomènes atomiques d’un trait de totalité. »

 

« Par suite de leur simplicité relative, les problèmes de la physique conviennent particulièrement à l’étude de l’applicabilité de nos moyens de communications. »

 

Du fait de l'influence de la conception mécaniste de la nature sur la pensée philosophique, la notion de complémentarité a pu être perçue comme subjectiviste, ce qui n'est bien entendu pas le cas, mais sa capacité descriptive est élargie du fait que l’endroit de la séparation sujet/objet est variable (fluctuant disait Heisenberg). Cette distinction entre sujet et objet était fixée dans la conception mécaniste.

 

A partir de la « leçon épistémologique » de la physique (importance du langage), on peut reconsidèrer notre approche dans d’autres domaines, les êtres vivants, c'est-à-dire la biologie et la psychologie.

 

Ici, Bohr explore comment la cadre conceptuel de la biologie doit rendre compte du caractère de totalité et des réactions finalistes des organismes vivants.

 

De même, hissé au niveau psychologique, les caractères de complémentarité attachés aux expériences de conscience (volonté, sentiment, espoir, responsabilité,...) dont on ne peut parler que dans un langage fort éloigné de celui de la physique, fournissent des pistes pour adapter le cadre conceptuel correspondant (à cette "région de réalité", aurait dit Heisenberg).

 

De la conscience à une allusion à la place de l'individu dans la société et les cultures humaines, et Bohr conclut :

 

« A notre époque où les progrès des connaissances et des techniques lient plus que jamais le destin de tous les peuples, la collaboration scientifique internationale se trouve placée devant des tâches de grande portée qui ne semblent pouvoir être accomplies que si nous gardons une conscience nette des conditions générales de la connaissance humaine. » :cool:

Modifié par Jeff Hawke
Posté (modifié)

Pfffou, ça se complique. Ou alors c'est moi qui ne suis pas très en forme ce soir ? Plus qu'un chapitre, bientôt la fin, dommage... :)

Modifié par 'Bruno
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La physique et le problème de la vie (pp 293 – 306)

 

"Physical science and the problem of life". Conference Sténon à Copenhague,1949, texte repris, achevé et publié en 1957.

 

Cette fois, il s'agit d 'une conférence de Bohr devant la Société de Médecine de Copenhague, en l'honneur de la mémoire du grand savant Niels Sténon (non, je n'en ai jamais entendu parler, du prénom on peut penser qu'il était danois).

 

Bohr, s'intéressant à un problème qui avait beaucoup préoccupé Sténon en son temps, se propose de parler de « ce que nous avons appris en ce qui concerne notre situation d’observateurs de cette Nature dont nous sommes une partie »

 

Un rapide retour aux Grecs sur leur approche du phénomène de la vie, avec les Atomistes (Démocrite), puis Aristote (avec les concepts de perfection et de finalité), ie les mécanistes versus les vitalistes.

 

Une césure qui dure 20 siècles. Jusqu'à ce que Galilée renonce à la force et attribue à l’inertie le mouvement uniforme. Je trouve intéressante cette façon de présenter ce pas décisif de Galilée, qui « détruit » Aristote en écartant la "cause" du mouvement uniforme, ouvrant ainsi la voie à Newton et aux succès de la mécanique classique. Succès qui amènent alors une prédominance de la vision mécaniste de la vie, jusqu'à ce que le développement de la biologie (avec l'invention du microscope), dévoilant la complexité et l'extraordinaire finesse des organismes vivants, rétablisse un peu l'équilibre en faveur des conceptions vitalistes et finalistes.

 

Il y a une longue citation de Christian Bohr (le papa), physiologiste, datée de 1910 : Admettre comme heuristique la finalité d’une manifestation vitale. Mais il faut distinguer l’utile dans une recherche et ce qu’on peut considérer comme un résultat réel. D’où la nécessité d’étudier en détail, et soigneusement, les phénomènes biologiques pour les bien comprendre (Un exemple récent me vient à l'esprit, Kupiec et le darwinisme cellulaire, opposé au déterminisme génétique). (pp 296 - 297) :refl:

 

Considération qui fournit le point de départ pour la position de Bohr, avec le rappel de la limitation de principe de ce qu’on appelle la conception mécaniste de la nature.

 

Le point de vue mécaniste extrême, inspiré par la marche victorieuse de la mécanique classique, avec l'apparition des failles, puis la faillite des images classiques avec les problèmes révélés par la thermodynamique, et ensuite l’apparition du quantum d’action. Introduction du concept de complémentarité (pp 301 – 302).

 

Il y des applications des progrès de la physique atomique en biologie, mais qui reste « mécaniste » à ce stade.

 

Mais, prenant en compte ce que nous avons appris en physique sur le rôle des instruments et conditions d’observation sur la définition des concepts, nous avons une clé pour approcher la question de la finalité dans la biologie. Là, à nouveau, le concept de complémentarité va nous aider à saisir les approches finalistes et mécanistes, non pas comme opposées, mais bien plutôt complémentaires (c’est à dire mutuellement exclusives de ce qu’on peut observer des phénomènes de la sphère biologique).

 

Vers la fin de ce texte essentiellement centré sur physique et biologie, Bohr fait à nouveau une rapide incursion dans la zone psychologique.

 

Avec un paragraphe (sur la nécessité de généraliser la cadre d’application non-contradictoire de nos moyens de communication verbale), dont la complexité, la profondeur et la finesse d'analyse en peu de mots justifie pour moi une citation intégrale : :cool:

 

« Pour exprimer le caractère d’individualité des phénomènes atomiques, il nous a fallu élargir notre mode de description mécanique, mais l’intégrité de l’organisme et l’unité de la personnalité nous imposent une généralisation beaucoup plus vaste encore du cadre d’application non-contradictoire de nos moyens de communication verbale. Notons à ce propos que nous maintenons entre le sujet et l’objet la distinction qui est nécessaire à toute description univoque en introduisant en quelque sorte dans toute communication qui nous concerne un nouveau sujet qui n’apparait pas comme partie du contenu de communication. Il est à peine besoin de remarquer que c’est justement cette liberté de choix dans la séparation entre objet et sujet qui crée la multiplicité des phénomènes de conscience et la richesse des possibilités de la vie humaine. »

 

L'hommage final à Sténon, précise que la science moderne n’a pas abandonné la route qu’il a suivie, pour enrichir notre savoir…en insistant sur l’effort épistémologique constant auquel il faut consentir (pour savoir de quoi on parle…).

Posté
en insistant sur l’effort épistémologique constant auquel il faut consentir (pour savoir de quoi on parle…).

 

Encore que je me demande parfois si on ne se berce pas de mots...

Posté
"Never express yourself more clearly than you are able to think." (Bohr) ;)

 

Point de vue d'une grande sagesse trop souvent négligé.

Posté

Pour boucler ce survol postal du bouquin de Bohr (et de Catherine Chevalley, pour être juste, il y a, stricto sensu, plus de pages de sa plume que de celle de Bohr dans ce Folio), je propose de donner un aperçu du copieux glossaire, en prenant en exemple deux entrées, cadre conceptuel et mysticisme.

 

Pour mémoire, ainsi que précisé dans l’introduction de ce fil, le Glossaire (pp 345 – 567), comprend les entrées suivantes :

 

Ambiguïté, Analogie, Analyse et synthèse, Atomicité, Cadre conceptuel, Causalité, Complémentarité, Continuité, Correspondance, Epistémologie, Mysticisme, Nature, Phénomène, Quantum d'action, Quanta de lumière, Symbole.

 

Pour chaque entrée, une partie X présente le sens général du terme dans l’oeuvre de Bohr, une partie XX donne le classement des principales occurrences dans le recueil, et une partie XXX propose une discussion un peu approfondie sur sa signification.

 

 

Cadre conceptuel (conceptual framework, Begriffsgebaüde)

XX On a évoqué cette expression employée à plusieurs reprises dans le texte de 1955, « Unité de la connaissance ». Défini comme "la représentation logique non ambigüe de relations entre des faits d’expérience."

 

Tout cadre conceptuel est contraignant, et "implique nécessairement des préjugés"... Avec l'exemple de la conception mécaniste de la nature.

 

Liste de points caractérisant ce modèle conceptuel :

 

 

  • Lien entre physiologie et mécanique

 

  • Influence de l’atomisme antique

 

  • Exclusion du sujet dans la pensée philosophique de l’âge classique

 

  • Caractère individué des phénomènes en physique classique

 

  • La possibilité présupposée d’attribuer des propriétés à des substances

 

  • Schisme entre science et religion

 

Avec les progrès de la connaissance et les nouvelles expériences, le cadre conceptuel devient trop étroit et doit être modifié…ce qui a été fait avec la RG, et avec la mécanique quantique.

 

XXX J. Honner (The description of nature. Niels Bohr and the philosophy of quantum physics. 1987.) fait de cette proposition (l’existence d’un cadre conceptuel est une condition pour toute possibilité de mise en ordre de l’expérience) une proposition transcendantale caractéristique de l’épistémologie de Bohr. Mais pour Bohr, tout cadre conceptuel a une genèse empirique, et le langage est partie prenante dans l’interprétation de l’expérience, de sorte que toute modification conceptuelle est pensée à la fois comme issue de l’exploration d’un nouveau champ de l’expérience et comme une modification d’ensemble des équilibres sémantiques acquis dans un langage. :refl:

 

 

Mysticisme (Mysticism, Mystizismus)

 

X C'est un terme que l'on trouve fréquemment des les textes et correspondances des fondateurs de la physique quantique. Bohr parle d'une "mystique de la nature", dans une lettre de 1925, à Heisenberg, après que la théorie BKS (1924, le putsch de Copenhague) ait été réfutée par l'expérience, envisageant "l'hypothèse d'un couplage des processus quantiques dans les atomes éloignés". En 1919, il écrit « je suis enclin à adopter les points de vue les plus radicaux, voire les plus mystiques imaginables » (sur le problème entre les forces électromagnétiques et la matière).

 

Du contexte, on déduit que mystique désignerait des phénomènes inexpliqués par les théories classiques.

 

Dans les années 1920-1930, il y a une plaisanterie répandue qui consiste à nommer "Institut d'Atomystique" l'Institut de Physique de Sommerfeld (Pauli dit naviguer en solitaire « entre le Scylla de l'Ecole de Munich avec sa mystique des nombres et le Charybde du Putsch réactionnaire de Copenhague »), plaisanterie trouvant son origine dans l'inclination de Sommerfeld pour les nombres quantiques entiers. Dans cette signification un peu élargie, il est clair que le mot mysticisme reste une formulation humoristique de la part de Bohr et des physiciens quantiques. (Bohr revient souvent dans ses écrits sur la nécessité fondamentale de conserver le sens de l'humour, notamment dans ses discussions avec Einstein, mais aussi dans d'autres textes).

 

XX Dans l'ensemble des textes du recueil de 1958 (qui fait l'objet de ce fil), les occurrences du terme mysticisme sont toutes de l'ordre de la dénégation. Pour être plus précis, à chaque fois que Bohr parle de mysticisme, il parle en fait du "mysticisme-étranger-à-l'esprit-de-la-science".

 

XXX J. Honner (1987), déjà cité plus haut, a analysé ce (supposé) mysticisme attribué à Bohr, et noté que certains de ses idées sur la physique atomique présentaient des ressemblances avec la théologie négative.

 

Une citation d'un extrait d'une conférence donnée par Bohr en Copenhague en 1928 illustre ce point : « Ce n'est pas la reconnaissance de nos limites en tant qu'hommes qui caractérise notre temps, mais plutôt nos efforts pour analyser la nature de ces limites. Nous n'aurions qu'une pâle image de nos possibilités si nous devions comparer cette limitation à un mur infranchissable...C'est par une exploration de plus en plus profonde de nos vues fondamentales qu'une cohérence de plus en plus grande nous est intelligible et nous en venons ainsi à vivre dans le sentiment toujours plus riche d'une harmonie éternelle et infinie, bien que nous ne puissions que sentir sa présence vague sans jamais réellement pouvoir l'agripper. A chaque essai, conformément à sa nature, elle nous échappe. Rien n'est ferme, chaque pensée – chaque mot – ne convient qu'à indiquer une cohérence qui en elle-même ne peut jamais être décrite mais demande à être toujours plus profondément étudiée. Telles sont les conditions de la pensée humaine. »

 

Des éléments figurant dans la correspondance entre Bohr et Pauli, dans les années 50, montrent que cette préoccupation du mysticisme perdure, mais que Bohr s'en démarque clairement, refusant de suivre Pauli qui lui semble s'être engagé dans une étrange voie, étudiant Eckart, la tradition hermétique, les néo-platoniciens,...(*)

 

Il y a notamment une lettre à Pauli, de 1923, où il précise avoir songé (au sujet des termes « complémentarité » et « réciprocité ») « à envoyer une communication à Naturwissenshaften pour expliquer que ma préférence pour les mots artificiels n'est pas tant due à un mouvement mystique qu'à l'effort pour éviter le mysticisme au moyen du langage lui-même. » :cool:

 

 

(*) On sait aussi que Pauli a entretenu une correspondance importante avec Jung sur les thèmes de la synchronicité).

  • 1 année plus tard...
Posté (modifié)

Suite à un commentaire émis par Eudoxe sur le fil L'interprétation de Copenhague, j'ajoute à ce fil une brève présentation de l'articlecausalité du glossaire de Catherine Chevalley.

Causalité (Kausalität, causality).

 

X Le terme est employé selon deux sens dans les écrits de Bohr. D'abord comme causalité classique, au sens de déterminisme (mathématique, et cosmologique, c'est à dire les philosophies mécanistes de la nature), deux formes de déterminisme abandonnés par la physique quantique. Ensuite, au sens de maintien des principes de conservation.

 

XX La majeure partie des occurrences d'utilisations du terme causalité, dans ce recueil de 1958, concerne le premier sens, la causalité classique (*). La définition de ce concept prend appui sur les deux théories fondamentales de la physique classique, la mécanique rationnelle et l'électromagnétisme (si on connait les conditions initiales d'un système et ce qui lui est appliqué, on peut prédire avec précision son évolution). Le premier point établi par Bohr, c'est que la causalité classique ne s'applique que lorsque l'on peut négliger le quantum d'action. Ce qui le conduit ensuite à renoncer à toute explication causale rigoureuse en physique atomique. Donc à rejeter toute conception mécaniste de la nature et toute philosophie dite "déterministe".

 

XXX Cette partie comporte une discussion un peu détaillée sur cet acausalisme de la physique quantique, et sur ses implications en termes de déterminisme, cette notion nécessitant quelques précautions du fait de ses multiples sens, méthodologique général, mathématique et métaphysique. La MQ ne renonce évidemment pas au déterminisme du premier sens, mais bien au second (et au troisième bien entendu, représenté par le mécanisme cosmologique de Laplace).

 

 

 

 

 

(*) Pour le second sens, il en est question dans l'Introduction (pp 73-75). La causalité y est ici définie comme conservation de l'énergie et de l'impulsion, la MQ interdisant d'associer simultanément cette conservation de l'énergie impulsion avec la localisation spatio-temporelle d'une particule atomique (Relations d'indétermination d'Heisenberg)... Ce que Bohr appelle "un renoncement à une description causale dans l'espace-temps" (dans un papier de 1929).

Modifié par Jeff Hawke

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